Synthèse: les formes de l’intelligence
Les sociétés postindustrielles valorisent un certain type d’intelligence logico-verbale; il n’en a pas toujours été ainsi. D’autres formes de performances physiques ou morales ont connu leurs heures de gloire sous les archétypes médiévaux du fidèle et noble chevalier ou du paysan solide et courageux. Aujourd’hui l’Europe et les pays anglo-saxons multiplient les recherches sur la notion d’intelligence et plus précisément les manifestations de cette dernière. Néanmoins des enjeux idéologiques et sociaux engagent les travaux dans des directions fort différentes selon que les postulats qui les animent ressortissent ou non d’une certaine vision de l’homme au-delà de la simple performance mentale. Quelles sont les avancées en matière d’étude et de définition de l’intelligence ou plus précisément des intelligences ? Quelles applications ces recherches pluridisciplinaires envisagent-elles qui remettent en question les catégories classiques des conceptions relatives à l’intelligence de l’animal, l’homme voire la machine?)
Exemple de forme de d’intelligence mathématique avec une séance de calcul mental sur un enfant n’ayant pas forcément de « compliments « de la part de sa maîtresse.
I – Pourquoi une typologie des formes d’intelligence ?
L’approfondissement des études menées dans des disciplines aussi différentes que la psychologie, l’éthologie ou les neurosciences a abouti à un fractionnement des sujets d’étude concernant l’intelligence. Seul demeure le vieux débat sur la genèse de l’intelligence avec cependant un modus vivendi concernant les parts respectives de la génétique et de l’environnemental. )
Les approches psychométriques, développementales, différentielles et cognitives.
L’Approche psychométrique de l’intelligence : le quotient intellectuel se mesure par un test et évalue l’efficience intellectuelle. Créé par A. BINET, français, au début du XXe siècle, dans le cadre de l’instruction publique relativement à l’instruction primaire, ce test était alors destiné à mesurer l’ « intelligence » des enfants dont certains étaient atteints de « déficience intellectuelle ».
Par suite l’allemand William Stern établit le premier « Q.I. » défini comme le rapport entre l’âge
Mental et l’âge réel d’un individu.
L’approche développementale : Le fondateur suisse, Jean PIAGET (1896-1980), au début du XXe siècle définit l’intelligence comme « une forme d’adaptation au réel ». Elle se développe par étape, stades : l’adaptation, inspirée du modèle biologique, se produit à l’aide de deux processus conjugués : l’accommodation ou intégration des contraintes du réel et l’assimilation ou l’interprétation et la transformation de ce même réel.
Suivront Henri WALLON (1879-1962), Arnold GESELL (1880-1961) et notamment Lévy VYGOTSKY (1896-1934), lesquels insistent sur l’aspect social de l’acquisition de l’intelligence, un processus combiné entre développement organique et influence culturelle là où PIAGET insistait sur le caractère de « processus de maturation individuel » de l’intelligence.
Vygotsky nomme « zone de développement proximale » la distance entre le potentiel latent et les réalisations effectives d’un enfant. Trente-huit ans après avoir lui-même considéré qu’il avait bénéficié d’un bain culturel et familial particulièrement enrichissant, ce dernier auteur fait actuellement l’objet d’une redécouverte de son œuvre en Europe et aux U.S.A.
L’approche différentielle : initiée par le Britannique C. SPEARMAN (1863-1945), elle s’oppose à l’unicité de l’intelligence considérée uniquement sous l’angle scolaire et envisage différents types d’intelligence d’un usage complexe et délicat. Deux grands représentants actuels se partagent la scène :
Harvard GARDNER lance la théorie des Intelligences multiples, qu’il répartit en 7 catégories : linguistique; logico-mathématique; spatiale ; musicale; corporelle- kinesthésique ; interpersonnelle ; intrapersonnelle.
Le psychologue Robert J.STERNBERG (Uni. de Yale) propose la théorie triarchique de l’intelligence qui selon lui, se distingue des tests de Q.I., lesquels donnent une idée trop incomplète de l’intelligence. En effet, dit-il, « il ne faut pas confondre le niveau réel de l’intelligence avec les moyens de la mesurer ». Par ailleurs, ajoute-t-il, une personne peut avoir une habileté sans pour cela l’utiliser ; en outre les habiletés diffèrent de celles mesurées par les tests conventionnels. Le travail expérimental va donc au-delà des tests et envisage trois composantes de l’intelligence: La faculté d’analyse, de type scolaire, l’esprit de synthèse créative et synthétique, les capacités pratiques compréhensives et relationnelles. La théorie triarchique de l’intelligence comprend une partie « contextuelle » qui prend en compte le relativisme socioculturel à l’égard de « ce qui est considéré comme intelligent »(quels comportements?);une partie « expérientielle » qui met en relation l’intelligence avec l’expérience de l’individu (quand un comportement est-il intelligent ?);enfin une partie « componentielle » qui explique comment les comportements sont générés par les mécanismes mentaux qui les sous-tendent. Par ailleurs il existe des » métacomposantes » qui pilotent les composantes d’exécution et d’acquisition, lesquelles agissent sur les premières en retour.
L’approche cognitive : cette dernière se détourne des questions traditionnelles (mesure, formes, inné/acquis..) pour se référer au modèle de l’ordinateur comme paradigme de la vision « universaliste » de l’intelligence tournée vers la résolution de problèmes
L’intelligence humaine y est étudiée par le truchement de l’Intelligence artificielle. La question de la genèse de l’intelligence -l’inné et l’acquis – demeure au cœur des débats. Le constat traverse toutes les études, chercheurs et pays confondus : nous sommes plus intelligents que nos parents; les petits-enfants sont « surdoués » par rapport à leurs grands-parents. C’est « l’effet FLYNN » du nom du chercheur qui a travaillé les rapports petits-enfants/ grands – parents. Les causes de ce phénomène ne sont pas connues à ce jour, selon Ulric NEISSER, psychologue de l’université Cornell aux U.S.A.
Quelques hypothèses avancées : la scolarisation; l’accroissement du poids et de la taille du cerveau; une meilleure alimentation, gage d’une santé mentale accrue.
Querelle de l’héritabilité de l’intelligence : l’intelligence comme « compétence mentale innée » a été contestée aux U.S.A. dès 1922 par W. LIPP contre L.TERMAN et R. YERKES, promoteurs de l’inné; d’ailleurs dans les années 40, Cyril BURT à travers ses travaux sur les jumeaux soutient que » l’intelligence est héréditaire à 80 % ». Les trucages de sa théorie ne seront découverts que bien plus tard, après que le Britannique Hans J. EYSENCK se soit appuyé sur cette même théorie dans les années 60-70.En1994, « The BELL CURVE » relance la polémique : Les auteurs américains de « la courbe en cloche » MURRAY et Richard HERRNSTEIN tentent de démontrer que « l’intelligence des Noirs est inférieure de 15 points à celle des Blancs. C’est -disent- ils -l’influence héréditaire qui cause la position sociale et non la fortune ou le milieu de naissance ».
Cette thèse n’est pas reconnue par la communauté des chercheurs. Très controversée dans le monde de la recherche, elle nie l' »affirmative action » selon R. Stenberg (« l’intelligence au-delà. »..). et confond gravement « causalité » et « occurrences ».
À ce jour, la synthèse de centaine de recherches menées sur l’héritabilité fait état d’une fourchette allant de 47 à 58 % concernant l’inné de l’intelligence. L’influence sociale s’avère indéniable. Il existerait même des différences entre les pays : ainsi le Q.I des jeunes asiatiques serait supérieur au Q.I. des Américains (« l’intelligence, de quoi parle-t-on ? » J.F. Dortier).De même l’intelligence, le Q.I. des pays industrialisés, augmenterait .quoi qu’il en soit, les débats méthodologiques se font sur « ce que l’on mesure ».
Un constat cependant : l’acquis peut s’améliorer, notamment par certains entraînements et « remédiation cognitive » du genre de celle du P.E.I. (programme d’enrichissement instrumental) préconisé par FEUERSTEIN. ) Comment s’organisent-elles ?
II- Comment s’organisent ces formes d’intelligence?
Chez l’animal
Invertébrés : les mollusques, calamars et autres poulpes. A. PROCHIANTZ (cf. »Les anatomies de la pensée » et l’article « du calamar à Einstein ») s’interroge sur les capacités cognitives des calamars. Ces derniers semblent penser à l’occasion de diverses stratégies de fuite (jets d’encre etc.); la pieuvre (poulpe) et autres mollusques céphalopodes possèdent certains dons d’apprentissage et de facultés de catégorisations (formes, couleurs, volumes.) qui leur permet de distinguer et reconnaître une boule rouge parmi deux boules (une rouge, une noire); ceci par la « méthode des renforcements » qui consiste à récompenser une bonne réponse et punir une mauvaise réponse par choc électrique. La pieuvre est également accessible à l’observation et à la reconnaissance de l’apprentissage réalisé par un autre congénère. La pieuvre fait preuve d’intelligence : elle s’avère capable d’effectuer un détour pour atteindre de la nourriture isolée derrière une vitre. le poulpe possède en effet un cerveau de 5oo millions de neurones « géants ». Quant aux Primates : les chimpanzés et autres singes, ils font également preuve de capacités cognitives plus ou moins élaborées.
Il en est de même chez d’autres vertébrés évolués : insectes, oiseaux relativement au chant, à la nourriture). L’animal n’est pas mû par ses seuls instincts ; l’apprentissage est un phénomène universel ; c’est ainsi que certains animaux sont doués de capacités logiques et de mathématiques élémentaires (calcul, reconnaissance de formes géométriques).KHÖLER, au début du XXème siècle, fut l’un des premiers psychologues à étudier l’intelligence animale et notamment le chimpanzé « Sultan » au zoo du Ténériffe. La Primatologue Jane GOODALL a démontré chez certains singes la faculté de fabriquer des outils à partir de brindilles de bois etc. Le philosophe anglais John LOCKE prétendait que « les animaux n’abstraient point » .On le voit, le changement s’avère à la fois épistémologique et paradigmatique.
Aujourd’hui les recherches sur l’animal montrent qu’ils savent utiliser un symbole, désigner un objet, classer les symboles en catégories plus générales etc. A cet effet et depuis les années 1980 s’est développée une véritable » Ethologie cognitive ».
Mr GRIFFIN va même jusqu’à parler d’étudier la « pensée », la « conscience », les « états mentaux » des animaux .Emile MENZEL quant à lui a montré l’existence d’une véritable représentation mentale chez le singe qui est non seulement doté de pensées, d’intentions mais qui, par ailleurs, se révèle capable de savoir que les autres singes possèdent également des intentions. A ce sujet, Hanz KIMMER, professeur d’éthologie a observé les « supercheries d’une femelle chimpanzé qui s’accouple avec un jeune mâle, derrière un rocher, à l’insu du vieux mâle dominant ».
Chez l’être humain : on établit des éléments de comparaison, différences, ressemblances entre l’intelligence animale et celle des bébés.
Le bébé : la plupart des recherches montrent aujourd’hui que le bébé « n’est pas un incapable » (« la pensée des calamars.. »): il est compétent, actif, explorateur; très tôt, il perçoit, apprend, communique, raisonne. Il dispose d’une » physique intuitive » du monde ainsi qu’en témoignent les travaux avec des bébés de 3 à 5 mois sur la gravité. Il calcule dès 4, 5 mois et a une perception intuitive des nombres .Il est également logicien : raisonne et catégorise; étudiant, il apprend sans relâche, explore son environnement; psychologue, il prête des intentions et analyse les conduites d’autrui. En bref le bébé est intelligent. et pour certains chercheurs, arrive au monde « fin prêt ».
Selon J MELHER et E. DUPOUX « on naît humain, on ne le devient pas. Le « bébé possède des pensées primitives tout comme l’animal; quelles sont ses limites et capacités d’évolution ?
Les stades piagétiens en pensée « sensori-motrice » et « symbolique » ne sont plus à l’ordre du jour car il existe des formes élémentaires de symbolisation. Le psychologue J. BUNNER (U.S.A.) distingue deux systèmes de représentations : l’un « énactif », relatif à l’acte; l’autre « iconique », lié à l’image, et qui apparaissent vers un an, précédant ainsi la représentation symbolique laquelle se manifeste vers deux ans. Tous ces processus cognitifs sont apparentés aux capacités du langage et font accéder l’enfant à la culture.
Les études animal/humain ont montré que :
– le bébé dispose de capacités plus précoces qu’on ne le pensait- Les frontières entre pensée pré – réflexive et une pensée symbolique ne sont plus pertinentes. Les recherches de Piaget nécessitent un réajustement : pour lui le bébé jusqu’à un an et demi faisait preuve d’intelligence sensori-motrice, essentiellement tournée vers le concret, le présent.
-vers 18 mois/ 2 ans les fonctions symboliques et représentatives apparaissent: l’enfant parle et produit des images mentales. – – l’enfant : Pour Piaget, l’enfant entre 7 et 11 ans passe au stade des opérations concrètes de raisonnement sur des poids, des volumes, des formes.
– vers 11 et 15 ans enfin, il accède aux opérations formelles et devient capable de déductions abstraites tout comme l’adulte.
Aux capacités cognitives et développementales de l’être humain, Annette KARMILOFF-SMITH préfère- quant à elle- parler de « connaissances » plutôt que de « pensée ». Le développement cognitif résulte d’un double processus de spécialisation et d’abstraction nommé « modularisation ». A la question « d’où viennent nos connaissances et comment se développent-elles, changent-elles »? Elle répond par un postulat de deux processus en jeu: la modularisation progressive (les capacités générales se spécialisent);La « re description » – c’est-à-dire l’information implicite dans le système – devient progressivement explicite à ce système. Ce phénomène explique d’après elle pourquoi les enfants de 2 ans semblent « oublier » certaines capacités mathématiques qui « re-décrites » plus tard (vers 3/4ans), redeviendront explicites après une « inhibition » nécessaire.
DEHAENE, chercheur en neurosciences, et auteur de « La bosse des maths » étudie les liens entre cerveau et calcul. Les capacités numériques présentes chez le bébé et l’animal sont le produit d’un héritage biologique façonné par l’évolution, pense-t-il. Par exemple le calcul abstrait renoue avec les stades piagétiens de capacité à la « numérosité » et de symbolisation abstraite. -chez l’adulte certaines capacités formelles semblent difficiles d’accès -comme dans le cas des stratégies mathématiques- avance Dehaene, lesquelles n’ont pas toujours existé et sont une invention récente de l’histoire humaine.
Elles sont l’apanage, comme dirait Vygotsky, d’un apprentissage et d’une culture humaine. Toujours selon Dehaene, les capacités formelles mathématiques exigent d’autres capacités que les intuitions d’un bébé et sont le fruit -comme la théorie de la Relativité d’EINSTEIN- d’un entraînement patient et d’un travail sans relâche. A ce titre, les recherches sur l’intelligence des « génies » vont dans le sens d’un travail acharné, quotidien, servi par une passion dévorante pour atteindre les sommets de la pensée chez certains adultes.
Conclusion
Au terme de cette présentation, il apparaît que les recherches en matière d’intelligence englobent des comportements et des manifestations qui sollicitent le corps tout entier: performances physiques, mentales, émotionnelles et formelles. Ces manifestations commencent dès la vie animale et se prolongent par les recherches sur les facultés de calcul d’une intelligence – machine, « hors de l’homme » comme c’est le cas de l’Intelligence Artificielle.
Cependant il apparaît, à l’issue de ces réflexions, que seul l’homme- à ce jour- soit à même d’interpréter le réel et de développer des théories explicatives (A. K-Smith). Ces découvertes enrichissent les connaissances et rendent plus difficile également une conception unitaire de l’intelligence. La position constructiviste d’une intelligence multi-modale permet en effet de concevoir une vision du monde plus généreuse, celle d’une catégorie orientée vers une valeur universelle: la capacité à apprendre .cette capacité est désormais octroyée à des individus jusque-là ignorés dans cette dimension comme se fut le cas des animaux, des bébés et des machines apprenantes modernes.
Bibiographie
Dossier sur l’intelligence édité par la revue « sciences humaines »
- Gardner, « la théorie des intelligences multiples »
Daniel Goleman, « L’Intelligence émotionnelle »